Une communauté de plus en plus large de jeunes Français revendique leur pratique de la sorcellerie sur l’application.
Le hashtag #Witchtok a été visité près de 2.4 milliards de fois et certains créateurs de contenus comptent plus de 500.000 abonnés. Pexels/Le Figaro
«J'ai découvert la sorcellerie grâce à une amie de ma mère, qui était voyante. Elle a su lire en moi, et m'a dit qu'une jeune fille, morte, veillait sur moi. Un jour, alors que j'étais sur TikTok, je suis tombée sur le profil d'une sorcière et je me suis dit: c'est ça. C'est ce qui me manquait.»
Nyxa* a 16 ans et depuis mars, elle pratique et partage sa passion pour la sorcellerie sur le réseau social TikTok. Elle est ainsi l'heureuse membre de «Witchtok», une communauté de «sorciers» active sur le réseau social, et qui a fait parler d'elle ces derniers mois grâce à ses divinités éclectiques, sa passion pour l'encens et les bougies, son engagement en faveur du mouvement #BlackLivesMatter et une étrange malédiction contre la lune…
Sur le réseau social, le hashtag #Witchtok a été visité près de 2,4 milliards de fois et les créateurs de contenus les plus actifs sont de véritables stars, avec plus de 500.000 abonnés pour les plus connus d'entre eux.
«TikTok ne m'a plus proposé que ça»
«Witchtok a vraiment explosé pendant le confinement», explique Jérémy, 19 ans. Lui s'intéresse à la sorcellerie depuis qu'il est enfant, grâce au succès des livres Harry Potter et de la série Charmed. Il a ensuite appris que sa grand-mère pratiquait la divination, le tarot et le pendule. Des activités ésotériques souvent marginales et solitaires que TikTok a permis de rendre visibles, mais qu'il a surtout popularisées auprès des plus jeunes.
L'algorithme du réseau social a joué son rôle. En installant TikTok, un utilisateur se voit proposer une grande variété de contenus, des fameuses chorégraphies qui ont fait la réputation de l'application à des contenus plus originaux, produits par des communautés «de niche». WitchTok en est un exemple. «Quand j'ai installé l'application, j'ai vu une vidéo de la sorcière française Sarahal06 [480.000 abonnés], explique un autre utilisateur. Je me suis abonné à son compte, j'ai ''aimé'' quelques vidéos, puis TikTok ne m'a plus proposé que ça». Dans cette petite bulle de filtre, les sorciers rencontrent peu de contradicteurs. «Certains viennent parfois nous dire qu'une place nous attend en enfer», indique cependant un autre utilisateur. La déroutante communauté grossit.
Ces nouveaux sorciers sont souvent, en réalité, des sorcières. Symbole d'indépendance, d'insoumission, la figure de la sorcière a été dépoussiérée ces dernières années dans la culture populaire, mais aussi au sein des mouvements féministes. «Nous nous déclarons filles spirituelles des sorcières, libres et savantes. Nous nous déclarons sœurs de toutes celles qui aujourd'hui encore, parce qu'elles sont femmes, risquent la violence et la mort», déclamait ainsi une tribune signée, l'année dernière, par 200 personnalités dont Marlène Schiappa, alors Secrétaire d'État chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes. La sorcière n'est plus associée à la frustration et à un physique ingrat: elle incarne la «puissance invaincue des femmes», pour reprendre les termes de Mona Chollet, auteure de Sorcières. Pour Mona Chollet, toutes ces femmes ont un point commun: ne pas avoir un parcours marital et familial «classique», soit parce qu'elles sont veuves, restent célibataires, ou refusent d'avoir des enfants.
«Religion» séduisante
Être sorcier, c'est accepter souvent d'évoluer à la marge. Dans l'intimité de la communauté Witchtok, des ados filment les «autels» montés dans leur chambre. Un ensemble de bougies, des pierres et de pots remplis de coquilles d’œufs écrasés, qui sont utilisées pour tracer des figures et réaliser des «sorts de protection». Les jeunes partagent leurs meilleures astuces pour récolter de l'«eau lunaire», et de l'«eau de soleil», et donnent les adresses de leurs magasins favoris où acheter les herbes nécessaires à leurs potions. La pratique est visuelle, ludique, souvent un peu secrète: comment expliquer à ses parents que l'on pratique la sorcellerie? Certains utilisateurs filment leur «autel» agencé dans une boîte à chaussures, afin de ne pas être vus de leurs proches.
«Personnellement, j'en ai parlé à ma famille mais pas à mes amis, explique Nausicaa. Il faut dire que je n'en ai pas beaucoup». Une pratique observée avec curiosité par sa mère, et avec distance par son père. Sur TikTok, c'est autre chose: elle est soutenue, et encouragée par des personnes qui, croit-elle, lui ressemblent.
Victor*, actif sous le pseudo sorcierdelapluie et 47.000 abonnés aux compteurs, a pour sa part fait le choix de ne pas cacher sa pratique à ses proches et en a fait un mode de vie. «Mes parents, ils acceptent. Je ne leur ai pas laissé le choix en étant transgenre, explique-t-il, je ne leur ai donc pas non plus laissé le choix en étant sorcier».
En s'intéressant à la sorcellerie, Victor et Nausicaa ont rompu avec la religion catholique, après avoir été élevés dans ses valeurs. La jeune fille a été baptisée et a fait sa première communion. J'ai toujours cru en Dieu, jusqu'à ce que je réalise ma bisexualité, explique-t-elle. La sorcellerie permet selon elle de vivre une forme de spiritualité, mais assortie de moins d'impératifs. «Avant, j'étais croyante. Mais maintenant je ne suis plus chrétienne, je suis païenne au panthéon grec», appuie encore Nyxa, 16 ans.
Hadès, Athéna, Aphrodite. Mais aussi Taranis ou Esus. Les sorciers de TikTok ressuscitent des divinités grecques ou celtes reléguées aux livres d'histoire de la mythologie. Beaucoup revendiquent leur sensibilité à la longue histoire de la sorcellerie, dont ils estiment être les représentants modernes. Ils évoquent en particulier ses épisodes les plus sombres, comme la «chasse aux sorcières» qui, du XIVe siècle au XVIIIe siècle, a entraîné plusieurs dizaines de milliers de condamnations à mort.
Cette histoire, faite de persécutions, a amené les membres de la communauté Witchtok à s’engager dans d'autres causes qui leur semblaient similaires. C'est notamment le cas de Black Lives Matter. La discrète communauté a attiré l’attention en se mobilisant et en donnant des conseils pour jeter «des sorts de protection» pour les manifestants et des «malédictions» aux policiers.
«Ils pensent que c'est instantané»
Cette soudaine publicité a amené des utilisateurs de s'intéresser à cette sorcellerie 2.0, ou même à la pratiquer. Les «baby witches», ces jeunes sorciers initiés sur TikTok, se sont mis à échanger avec ceux qui pratiquaient la sorcellerie depuis longtemps.
Alors que lui s'est intéressé à la sorcellerie pour sa dimension spirituelle, Victor remarque avant tout chez ces apprentis sorciers un désir d'avoir la main sur un environnement de plus en plus incertain. Certains y voient une manière de simplifier leur vie en apprenant des sorts pour être plus concentrés, pour maigrir, d'autres d'agir sur ce qui les entoure. «Ils ont besoin de contrôler quelque chose dans leur vie, de ressentir un sentiment de puissance», juge Victor.
Un conflit entre les deux générations de sorciers a fini par émerger. Celui-ci s'est cristallisé lors d'une étrange soirée, mi-juillet, durant laquelle des sorcières novices ont été accusées d'avoir «jeté une malédiction contre la lune». La vindicte de la communauté s'est abattue sur elles. Des sorcières sont sorties de la petite bulle de WitchTok pour dénoncer l'outrage sur d'autres réseaux sociaux, et les utilisateurs de Twitter ont découvert leur existence avec surprise.
Jérémy, qui pratique de la sorcellerie depuis douze ans, juge sévèrement les jeunes sorciers qui se sont entichés de ce mouvement sur TikTok. «Ils pensent qu'ils vont jeter un sort et qu'ils vont avoir ce qu'ils veulent, de manière instantanée. Ils veulent de la fast magic, comme on va au fast food, critique-t-il. Ils pensent que c’est quelque chose qui enjolive la vie et la rend plus sympa».
D'après Victor, cette différence ne serait pas seulement liée à une différence de maturité, mais à une volonté plus marquée d'avoir un impact sur la société. «C'est très lié aux problèmes que l'on a actuellement, au débat sur le racisme par exemple. Ils veulent y prendre part. Beaucoup de débutants ont un syndrome du sauveur. Ils veulent venir au secours de l’humanité, faire en sorte que la vie devienne une utopie.»
*Prénoms modifiés ou pseudonymat à la demande des personnes interrogées.