Par par Michèle Georges, publié le 18/01/1996
Ancien adepte de l’ordre du Temple solaire, Thierry Huguenin en est aujourd’hui l’un des détracteurs les plus actifs. Prothésiste dentaire, il a été fasciné en 1980 par Jo Di Mambro, le maître de la secte, au point de s’installer pendant quinze ans à Genève dans la «Fondation», la communauté qui regroupait l’élite – une quarantaine de personnes – de la secte. Il devient un membre fervent, construit des «sanctuaires», aménage des «fermes de survie» en Suisse, en France, au Québec. En 1993, conscient de faire fausse route, il quitte l’ordre. Mais Jo Di Mambro, qui lui doit de l’argent, lui donne rendez-vous dans son chalet de Salvan (Valais), le 4 octobre 1994. Le chalet sent l’essence. Pressentiment? Thierry Huguenin s’enfuit. Il apprend le lendemain que 53 membres de l’ordre sont morts carbonisés. Selon toute vraisemblance, il devait être la cinquante-quatrième victime. Son livre Le 54e (Fixot), qui vient d’être réédité, est une fascinante plongée dans l’univers du Temple solaire.
Vous affirmez que le dernier «transit» – suicide collectif – qui a causé la mort de 16 personnes dans le Vercors, le 16 décembre 1995, était prévisible. Sur quoi vous fondez-vous?
J’avais prévenu les autorités judiciaires suisses de l’imminence d’un nouveau drame. En août dernier, une fidèle de l’ordre, Christiane Bonet, avait envoyé une lettre de dix pages à ses parents pour expliquer qu’elle comptait rejoindre les 53 adeptes «partis» le 4 octobre 1994. Un des membres de la famille Bonet m’a lu la lettre au téléphone. J’ai pris l’affaire au sérieux: Christiane Bonet était une fanatique. C’est elle, j’en suis convaincu, qui a repris le flambeau après la mort de Jo Di Mambro et qui a organisé le massacre du Vercors. Avec mon avocat, j’ai immédiatement alerté la justice. J’ai indiqué plusieurs dates possibles pour un éventuel massacre, accordées aux règles ésotériques: les nuits de «lune noire» (sans lune), le 29 septembre (fête de saint Michel), le 7 janvier (jour de l’Epiphanie). Pour une raison qui m’échappe, le «départ» n’a pas eu lieu précisément aux dates prescrites. Mais il s’est bien produit pendant la période que j’avais signalée. La police ne m’a pas cru. Elle n’a rien fait.
La police valaisane vous a pourtant montré un film.
Oui, en septembre dernier. Il s’agit d’un film tourné par Di Mambro dans le chalet de Salvan, juste avant le transit d’octobre 1994. On entend Jo, hors champ, raconter combien le voyage dans l’au-delà sera beau. Camille Pilet, le négociant en bijoux, grand argentier de la secte, et Jocelyne Grand’Maison, la journaliste québécoise, titubent, visiblement drogués. Seule Dominique Bellaton, fanatique de longue date, rit et place – pour jouer? – des perruques sur la tête des enfants, notamment sur celle d’Emmanuelle, 12 ans, une fille qu’elle avait eue avec Jo Di Mambro, et qui était considérée comme le nouveau Christ. Tous sont morts le soir même.
Di Mambro évoquait régulièrement le transit vers Sirius.
Ces «suicides» n’auraient donc pas dû vous surprendre. L’idée de transit était abstraite. Comme peut l’être la résurrection pour les chrétiens. Je suis persuadé que la plupart des victimes ont été piégées, dans le Vercors. Avec la promesse, par exemple, que Di Mambro allait «se matérialiser», comme il l’avait prédit.
Faut-il donc craindre d’autres morts?
C’est possible. On ne peut pas se libérer d’un coup de quinze ans de foi aveugle. J’ai eu moi-même beaucoup de difficultés pour reprendre une vie normale. Imaginez que, pour ne pas altérer mes «vibrations», je n’avais pas le droit de toucher quelqu’un, de m’asseoir sur une chaise sans être protégé par un coussin doré. Je faisais partie des rares élus qui allaient être sauvés de l’apocalypse. Dans la rue, je regardais les gens avec pitié. Le Temple solaire compte encore sept ou huit fanatiques en Suisse. Autant au Canada et en France. Il suffirait qu’un nouveau maître se déclare.
Comment faudrait-il lutter contre de telles sectes?
En ne prenant pas systématiquement leurs membres pour des idiots ou des illuminés. C’est difficile, je sais… Il suffit de voir jusqu’où est allée ma crédulité. Tous les adeptes partent d’une quête spirituelle noble a priori. C’est en les écoutant avec attention qu’on peut leur éviter de tomber sur des escrocs meurtriers.